Preview

Pliage de nos lits, petit-déj, décollage. Direction Corrençon-en-Vercors pour l’unique ravito de cette traversée du Vercors. En perdant de l’altitude, peu à peu le décor s’urbanise. Comme souvent je réalise à ce moment d’où nous venons, constate la pureté et la beauté qui se diluent peu à peu autour de nous.

Nous longeons les immeubles de la station de ski du Balcon de Villard, fontaine en chemin, arpentons des sentiers plutôt boisés et larges, où la discussion est bien plus aisée que sur les sections étroites où nous marchons l’un derrière l’autre. Nous évoquons notre enfance et notre adolescence, réalisant peu à peu que nous avons beaucoup de points communs et des personnalités très similaires.

À Corrençon : épicerie, plein d’eau (au cimetière pour moi, au bar pour Émeline), boulangerie. Derrière une vitrine, le Génépi “Guillaumette” m'amuse.

Pendant qu’Émeline a mis ses batteries à charger, nous laissons couler une grosse heure à papoter en terrasse autour d’un verre, l'occasion d'en apprendre davantage sur elle. La brioche perdue dégomme, et est dégommée. Le pain au chocolat est savoureux, et quand je retourne à la boulangerie en prendre un autre, tout en ramenant le sachet en papier pour le réutiliser, la très charmante et sympathique boulangère est doublement ravie ! Je range cette deuxième viennoiserie précieusement.

Le ciel demeurait nuageux, la température agréable, mais le cagnard revient lorsque nous repartons.

Le petit bain de foule n’a pas lieu dans le village mais aux abords des parkings en départ de rando. Nous ne traînons pas, mais chaque arrêt à observer la flore, ou tester le moelleux d’un coussin posé sur un tronc (oui oui), permet au groupe d’enfants bruyant qui nous suit de nous talonner à nouveau.

Barbe de bouc, Jourbarbe, Grandes astrances, Digitales à grandes fleurs, et 
Véronique en épi ne sont qu'un maigre extrait de la flore qui nous 
entoure, enthousiasmant les amoureux de nature que nous sommes.
Barbe de bouc, Jourbarbe, Grandes astrances, Digitales à grandes fleurs, et Véronique en épi ne sont qu'un maigre extrait de la flore qui nous entoure, enthousiasmant les amoureux de nature que nous sommes.

La section devient très boisée, son ombre est salvatrice, délie ma langue. Ce n’est pas la première fois que je remarque cela : marcher avec une personne, qui te met en confiance, pendant quelques jours, rend la confidence d’une simplicité parfois déroutante.

Nous débouchons soudain sur une très grande clairière, cernée de forêt et roche, et nous y trouvons une cabane, l’occasion de manger un en-cas et faire sécher le t-shirt. La lecture du carnet de passage puis du livre d’or s’avère parfois cocasse. J’y ajoute quelques lignes, prévenant les suivants de planquer leur chocolat de l’appétit vorace d’Émeline… Elle promet de se venger dans le prochain livre d’or ! Oups. Enfin je ne vois pas bien ce qu’elle pourrait y écrire, je suis un ange ! Fort heureusement pour moi nous n’en croiserons pas d’autre…

Plus loin, une autre plaine, encore bien plus large, semble non moins hors du temps et de l’espace. Je visualise la petite Laura Ingalls se vautrer pour la millionième fois dans une de ces pentes à l’herbe un peu jaunie. Une grande cabane de berger est installée au milieu de la plaine, l’ensemble est photogénique et j’en fais probablement la millionième photo aussi.

La poche à eau d’Émeline tombe et explose, ne la laissant plus qu’avec une bouteille d’un litre… Portant souvent trop d’eau dans mon sac je ne m’affole pas mais, dans ce milieu où les sources sont rares, nous sentons bien le handicap que cela représente pour les jours à venir.

Lys martagon
Lys martagon

Retour à l’ombre des arbres, chemin qui serpente, étroit, jonché de roche affleurante qui demande de l’attention. Nous faisons des pauses, pas forcément ensemble, et avançons chacun à notre rythme également. 

Je poursuis l’écriture de ce journal à Grenoble, attendant quelques heures ma correspondance. Assis à l’extérieur, le rythme lent mais urbain autour de moi m’aide à redescendre. Je suis à fleur de peau.

C’est lors d’un arrêt seul que soudainement le temps semble s’arrêter. Exit le bruit, exit le mouvement. Le changement de rythme est aussi soudain que me happe l’ambiance tamisée du très étroit et verdoyant canyon des Erges. En mangeant une barre, un fruit, j’observe la lumière douce sur la végétation autour de moi, l’ombre d’une fougère gracieuse sur une large feuille de pétasite. Hors du temps.

Après m’être remis en route, soudain ça détale sous les plantes à ma gauche, je me fige, attends un peu, et observe une marmotte sortir à moitié, et me scruter à son tour. J’aurais volontiers prolongé la “baston de regard” plus longtemps, si j’avais pu réfréner le réflexe de me retourner. À quelques mètres derrière moi, un bruissement s’intensifiait, alarmant mon cerveau. Je devine une deuxième marmotte, qui se fige et me surveille. Je suis pris en étau, ne pouvant surveiller les deux à la fois le guet-apens est réussi. Après un moment d’observation elles me laissent repartir sain et sauf.

Je débouche sur un plateau ouvert, où végétation, roches, et lapiaz se mélangent. Il fait chaud, pas un bruit. Au-dessus des pins s’élève une grande barre rocheuse et calcaire, sèche, aride. Le chemin est un peu envahi. Seul le bruit du vent et des insectes est audible. Pas de réseau depuis la dernière ville. Bref les ingrédients sont là pour me téléporter 5 ans en arrière, quand j’explorais les montagnes croates, seul. La déconnexion et le dépaysement sont intenses, à seulement quelques heures de train.

Le flore est riche, je flâne, imaginant la cabane non loin. Il est 18h, la journée semble déjà bien remplie, et les pieds un peu meurtris, mais je constate qu’il reste en réalité encore 4 kilomètres à parcourir. Émeline est devant, pas le choix il faut avancer.

Aucun bruit, aucun réseau, des chemins désertés, et l'impression d'être seuls au monde<br>
Aucun bruit, aucun réseau, des chemins désertés, et l'impression d'être seuls au monde

Je passe la troisième vitesse, peine sous la chaleur dans les moindres montées, et finis par la rattraper. Elle semble exténuée aussi. Nous débouchons sur un espace dégagé, au relief doux bien qu’un peu torturé. Quelques marmottes galopent, et au détour d’un virage se révèle la cabane de la Jasse du Play.

Une fois les affaires posées, nous nous installons sur la table à l’intérieur et regardons ce que nous pouvons faire pour la poche à eau d’Émeline. J’ai du scotch de réparation mais je sais que ce ne sera pas suffisant pour assurer une étanchéité, on fait ce qu’on peut.

Le propriétaire d’un sac à dos posé devant l’entrée revient de la source située presqu’un kilomètre plus loin. Il se nomme François, son caractère joyeux et prompt à plaisanter sont appréciables. Émeline file à la source, alors que je me contente des presque deux litres que j’ai en stock. Je fais ma toilette de chat, toujours aussi simple et bienfaisante, puis papote avec François pour faire connaissance. C’est fluide, il est sympa, son sac trop lourd n’entame pas son enthousiasme.

Au bout d’une quarantaine de minutes, j'aperçois Émeline revenir, elle semble suivie par deux marcheurs portant seulement un petit sac à dos. Je suis intrigué car nous sommes un peu au milieu de rien et il est tard. La pauvre n’a même pas eu le temps de faire sa toilette, lorsqu’elle arrive elle nous souffle qu’ils sont perdus !

Il s’agit d’une mère et de son grand fils, Katrijn et Brecht, belges. Leur français n’est pas mauvais, mais la discussion est plus simple en anglais. À part des chaussures, un short, un t-shirt, un peu d’eau, une banane et une carte IGN, ils n’ont rien d’autre, même pas un téléphone il me semble. Il n’y a aucun réseau de toute façon. Pour la carte topographique c’est top et louable, mais quelques barres, une veste de pluie, et éventuellement un gilet semblent le minimum d’un fond de sac en montagne.

Ne sachant quoi faire d’eux-même ils rient jaune, un peu nerveusement. La gêne et le ridicule semblent l’emporter sur l’abattement, que je sens pourtant latent chez la mère, et c’est rassurant de les voir rire un peu. La température descend déjà et je leur prête ma doudoune, Émeline fait de même. Je souris intérieurement en les voyant à côté de nous, avec nos vêtements, comme une sorte de clones de nous.

Ils sont partis à 4 : la mère, le père, les deux fils. Le groupe s’est scindé à un moment car le père et un des deux fils allaient au Grand Veymont. Quant au deuxième groupe, il s’est retrouvé une première fois dévié par un patou “agressif”, puis a été contraint de faire un deuxième détour pour le même motif, pour le résultat que l’on connaît maintenant.

François leur propose de choisir parmi un de ses repas lyophilisés en rab’. Je fais bouillir de l’eau, prépare le sachet, et le leur sers, accompagné de ma cuillère. Émeline leur tient compagnie, François et moi leur laissons de l’air en restant dehors, et je cuisine pour moi cette fois, puis patienterai que ma cuillère se libère. En dessert je leur offre MON pain au chocolat… si avec ça on ne va pas mille fois au paradis de la vadrouille je ne sais pas ce qu’il faut.

La bonne nouvelle c’est que, pour rassurer sa famille au cours de ce premier trek, François est équipé d’un système InReach qui permet l’envoi de messages par satellite. La femme écrit donc à son mari, dont nous attendrons une réponse toute la soirée, en vain. Notre duo est en tout cas très reconnaissant de ce que nous faisons pour eux.

Qui dit cabane dit souvent lecture sur les murs.<br>
Qui dit cabane dit souvent lecture sur les murs.

La batterie externe d’Émeline montre également des signes de faiblesse, et ne charge plus son téléphone. Mon petit panneau solaire devrait néanmoins la dépanner, son efficacité étant maximale avec la météo que nous avons.

Tout ce beau monde s’apprête à dormir dans la mezzanine. François s’endort rapidement et ronflotte à ma droite. Émeline à ma gauche n’ose bouger tellement son matelas fait de bruit.

A ce moment je frémis à la pensée qu’il n’y a aucun autre endroit sur Terre où j’aimerais être.

Les rois des rois du bruit sont notre duo belge, qui font un vacarme dingue en gigotant très régulièrement, pendant des heures, sous la couverture de survie prêtée par François. 

La nuit est compliquée pour moi, pour Émeline aussi me dira-t-elle. Nous ne pouvons hélas que compatir tant nous imaginons que dormir à même le parquet (heureusement propre), sous une maigre feuille métallique bruyante, en pensant au père et au deuxième fils aux 400 coups, doit être inconfortable.

Cette péripétie fait largement cogiter sur le calcul très juste de tout ce que nous portons : en nourriture, en carburant pour cuisiner, ne serait-ce qu’en papier toilette à vrai dire. On veut porter le moins possible pour s’épargner, soit le strict nécessaire, néanmoins cette situation (rare, certes) montre l’importance vitale d’avoir du rab.

37 605 pas / 28,6 km (tracé 25,9 km) / 900m D+ / 605m D-