Vadrouilles Attentives

22 juillet

Les petites nuits précédentes rendent le réveil difficile. Paupières collées, légère migraine. Je m'offre le luxe d'une nouvelle douche puis descends pour le petit-déjeuner. Jus de fruits, yaourt, muesli, viennoiseries, exactement ce dont je rêvais ! Je profite de ce moment pour faire une reconnaissance sur l'application Via Dinarica : description du tracé, des refuges, commentaires, points d'intérêt. J'y trouve des informations utiles et me trouve stupide de m'être contenté du GPX jusqu'à présent.

En remontant, je croise Jim qui est surpris que profitant de la fraîcheur matinale je ne sois pas déjà parti, s'il savait. Dans la chambre, je traîne encore, envoie des nouvelles aux amis, fais un peu de ménage (ziplocs déchirés, boules quiès à la couleur douteuse…). Il est déjà 10 heures quand je sors de l'hôtel.

En traversant un petit parc calme, je déchire et jette rapidement l'enveloppe contenant la facture de la nuitée que l'on m'a soigneusement pliée, agrafée, et remise avec un grand sourire. Ils ne se rendent pas compte que je veille à éviter tout superflu afin de ne porter que ce qui m'est réellement utile. Il en va de même à la pharmacie où l'on me fournit une boîte pour à peine 3 pansements, ou encore à la poste où l'on me glisse les cartes et les timbres attachés d'un trombone dans une enveloppe. Néanmoins, toutes ces personnes sont d'une grande gentillesse et je ne peux bien sûr leur en vouloir.

La sublime rivière Neretva, et à droite les montagnes traversées les deux jours précédents
La sublime rivière Neretva, et à droite les montagnes traversées les deux jours précédents

Je m'assieds sur un banc à l'ombre et écris les six cartes postales. La tenue de ce journal rend l'inspiration facile, mais c'est une heure qui s'écoule encore. A peine remis en chemin, je m'arrête à une boulangerie-épicerie repérée la veille. Les viennoiseries sont appétissantes, je pose des questions pour deviner les parfums, puis use d'une de mes astuces éprouvées en demandant à la femme qui me sert ce qu'elle conseille. J'adore observer ce sourire qui s'installe sur son visage pendant qu'elle réfléchit, c'est un lien qui se crée. Je fourre la banane et la viennoiserie dans le sac, et tout en marchant commence à croquer l'épaisse glace au chocolat que j'ai aussi achetée, passant de nouveau près du célèbre pont ferroviaire effondré.

Il est déjà midi quand je quitte la route et m'engage sur un raide chemin. C'est le début d'une grosse heure de calvaire, à peine adoucie par la belle vue qui surplombe un coude de la turquoise rivière Neretva, en arrière-plan s'élèvent les montagnes du parc naturel Blidinje, traversé les deux jours précédents.

Je ne sais alors pas ce qui est le pire, la chaleur qui fait que mon t shirt lavé la veille est détrempé en à peine quelques minutes, la sueur abondante dont le sel vient brûler mes yeux, eux-même en proie à une flopée de moucherons qui n'attendent que deux secondes de mon inattention pour y atterrir, à moins que ce ne soit la végétation débordante qui me griffe les jambes et me laisse échapper des jurons, ou encore les toiles d'araignée que je prends régulièrement en pleine face.

En réalité, ce qui m'agace le plus, c'est le tracé que je n'arrive pas à suivre en redescendant de cette première colline. La carte et le GPX semblent erronés, ou franchement dépassés. Je n'ai d'autres choix que de descendre en hors-piste à travers les denses arbrisseaux, dans lesquels le sac lourd et volumineux s'accroche, je décharge alors ma rage sur les branches que je casse pour passer. Il me faut néanmoins être vigilant car le risque de chute est loin d'être négligeable.

Prenj, j'arrive !
Prenj, j'arrive !

Ce mode bulldozer finit par m'amener à une coulée dont l'irrégularité du sol et les bouses fréquentes laisse penser qu'elle n'est empruntée que par des vaches. Ma progression en est facilitée et je rejoins un maigre cours d'eau ombragé, vision assez irréelle après les centaines de kilomètres parcourus en terrain aride. Je dépose le sac et contemple.

Ce lieu où coule le liquide de vie abrite une belle biodiversité. Libellules, crapauds, couleuvre que je vois onduler au fond de l'eau, se cacher un moment, avant de saisir en un éclair un petit poisson qui se débat. J'essaie de capturer ces moments, puis n'y tenant plus, je retire mon t-shirt que je trempe dans le ruisseau avant de l'essorer et l'étaler au soleil plus loin, enfin je me passe de l'eau sur le corps. Cette pause semble très amplement méritée, pourtant, à regarder la carte, les efforts fournis ne sont rien à côté de ce qui m'attend. C'est l'orage approchant qui m'active.

La coulée ondule, longeant le cours d'eau où je vois d'autres crapauds et petits serpents, je suis un peu surpris de trouver quelques balisages presque effacés. J'atteins le village de Ravna alors que les grosses gouttes de plus en plus nombreuses marquent le sol de gros confettis. Assis sous un arbre je laisse passer les cordes. L'odeur après la pluie ("pétrichor") est très forte. Un garçon à vélo me regarde avec une curiosité insistante mais reste à distance et ne répond pas à mes saluts.

À la recherche d'un endroit plus commode où déjeuner d'un peu de pain et de fromage, je trouve un abris sous le porche de l'école. Profitant de l'accalmie je vais ensuite filtrer un peu de l'eau fraîche et abondante de la rivière Ravančica. Simple inattention ou fatigue accumulée ? En fixant le filtre je renverse de l'eau qui trempe mon t-shirt et remplit une de mes chaussures. Et dire qu'elles étaient enfin sèches depuis ce matin. J'en retire les semelles, essore la chaussette, étale le tout en plein soleil, enfin m'installe à l'ombre avec un sachet de loukoums et laisse passer une bonne heure et demie.

Joyeusetés en chemin
Joyeusetés en chemin

Lorsque je me remets en route, il est 16h passé, je manque deux fois le bon chemin en à peine deux minutes, suis vite trempé à nouveau sur le raidillon un peu envahi et peu ombragé. Comme le matin, j'utilise mon chapeau pour éponger la sueur abondante et me ventiler au cours d'arrêts fréquents. Les moucherons sont aussi de la partie. Heureusement, les arbres prennent peu à peu de la hauteur, je m'élève, vois la quantité de fleurs augmenter, sens un peu d'air. La forêt est très belle.

Je m'apprête à faire une ascension de 1330 mètres de dénivelé, l'équivalent de 493 étages, cela va me prendre 4 heures. Le sac contient des provisions pour les jours à venir, son poids doit être aux alentours des 17 kg. Il n'est pas question de sentier en lacets pour faciliter la chose, il faut suivre les traces de passage et le balisage montant droit dans le sens de la pente qui est un peu glissante. C'est si raide que je suis sur la pointe des pieds pendant des heures. Je fais quelques maigres pauses, où je m'étire, suis impressionné de voir autant de liquide couler à flot lorsque j'essore mon t-shirt. Je compense en mangeant des barres caloriques dont l'une va jusqu'à porter le nom d'un avion de chasse russe. Il me faut du carburant dopant, une endurance et une détermination sans faille pour venir à bout de ce qui est de loin l'expérience physique la plus difficile que j'ai pu vivre.

Il n'est à bien des moments pas permis de faiblir, de chanceler, la pente est bien trop raide et un seul pas de côté aboutirait à une longue et désagréable glissade. Quelques cordes permettent parfois de se rassurer. C'est tellement raide tout du long qu'un bivouac est compliqué. Il faudrait dormir à la belle étoile sur les rares portions de chemin plat, ou fabriquer un replat entre deux arbres à la façon d'Earl V. Shaffer, première personne à avoir arpenté l'Appalachian Trail dans sa totalité, en 1948. J'avoue être tenté.

L'heure tourne, j'aperçois le soleil se coucher derrière les montagnes où nous marchions et bivouaquions deux jours auparavant. Passé 20h, je commence sérieusement à faiblir, le refuge Milanova koliba n'est plus très loin et je me vois déjà l'embrasser en arrivant.

L'heure tourne, j'en bave sérieusement, mais j'ai réussi à reprendre de l'altitude.
L'heure tourne, j'en bave sérieusement, mais j'ai réussi à reprendre de l'altitude.

Un bâtiment récent est fermé à clef, mais le refuge d'origine et dans son jus est libre d'accès. Je sors la frontale pour en faire une rapide inspection. Il est sommaire mais il y a un réservoir d'eau de pluie, une table, de l'espace pour dormir, à priori pas de loir, je n'en demandais guère plus. La présence de réseau me permet de transmettre des tuyaux à Jim, notamment au sujet de l'eau.

Je suis partagé entre l'envie d'être à sa place à Jablanica, nourriture cuisinée et boisson fraîche en abondance, franchement peu chers et à quelques minutes à pied, et la satisfaction d'avoir cette éprouvante ascension derrière moi. Il m'écrira le lendemain que j'ai manqué un concert de musique traditionnelle où toute la ville était présente. Je m'enfile une grande plâtrée, lave à nouveau mon linge, puis avant de me coucher, je contemple les étoiles qui sont moins dans le ciel que nichées dans les creux de la vallée.

11,5km +1600m -290m