Décidé à bien avancer, je m’attarde peu sur le chemin qui est essentiellement ombragé et peu ondulant. Cela n'empêche néanmoins pas mes yeux de se délecter des fleurs et de la lumière filtrée par les bas houppiers. Même la quantité incroyable de bousiers affairés dans un crottin de cheval nécessite un moment d'observation.
J'atteins en fin de matinée le refuge Skorpovac, où se tient une petite dizaine de personnes. Un trio de randonneurs se remet rapidement en marche, quant à moi, j'ai été invité à m'asseoir un instant. On se moque gentiment, comprenant que si mon anglais est mauvais c'est parce que je suis français. Je suis pourtant persuadé qu'ils n'auraient pas de mal à trouver pire, mais je ne me formalise pas.
Une jeune femme vient s'asseoir auprès de moi pour discuter, elle se nomme Zorana, son anglais est irréprochable (de quoi vraiment avoir honte du niveau français en langues étrangères). Elle aime venir dans cet endroit hors du temps que son compagnon lui a fait découvrir. Elle l'apprécie d'autant plus cette année qu'il y a une sévère invasion de moustiques où elle habite, dans le nord du pays.
Elle m'explique qu'ici c'est un ancien village, et je devine ça et là des restes de murs, et que seule une vieille femme n'est jamais partie. Cette aînée est assise à quelques mètres, son regard doux croise le mien, et souriant calmement, sans filtre, je la laisse y lire tout ce qu'elle veut. Nous évoquons avec Zorana ces citadins qui fuient la ville, recherchent une vie plus simple avec plus de sens, plus en lien avec la nature, et sommes naturellement d'accord sur le bon sens de cette démarche. Je crois qu'elle aimerait bien que cela arrive, ici, elle s'est même renseignée sur le prix d'achat d'une ruine.
Zorana évoque aussi un américain d'origine croate, suivant le même parcours que moi, mais je n'en sais pas beaucoup plus si ce n'est qu'il prend un peu de repos à Zadar (une importante ville du sud-ouest de la Croatie). Elle m'aide à remplir ma poche à eau.
Alors que je m'apprête à partir, l'aînée se lève, et me parle en croate en me touchant l'épaule, avant de reprendre son chemin. Zorana traduit qu'elle me souhaite beaucoup de bien dans la suite de mon aventure. Je la remercie chaleureusement, "hvala ti", ainsi que Zorana et ce petit monde, que je laisse vivre à un rythme qui semble parfaitement approprié à la chaleur ambiante et au calme de la forêt.
Comme cela arrivera après plusieurs rencontres, je pars trop vite, refusant de jouer les touristes le nez sur le téléphone, et me trompe simplement de chemin. En effet le Premuziceva trail et la Via Dinarica bifurquent à cet endroit, la voie qui m'attend est plus longue, plus haute. Je la rattrape en traversant en ligne droite un pan assez raide. Trempé de sueur, les cuisses en ébullition, je m'arrête déjeuner au milieu du chemin retrouvé.
Ma cuisine s'est inspirée de ce que j'ai vu ici, qui ressemble également à ce que j'ai pu goûter en refuge slovène. Il s'agit d'une soupe où l'on fourre de tout : bouillon, poignées de pâtes, légumes, morceaux de viande. Pour ces deux derniers ingrédients, mon inventaire se résume à des flocons de pois cassés et du soja texturé. Cette façon de cuisiner vient naturellement du côté précieux de l'eau, il est impensable de la jeter, chaque gorgée que je porte compte. Le seul inconvénient est qu'avaler une soupe en plein cagnard ne fait pas trop redescendre ma température.
Le repas avalé et la gamelle sommairement lavée, je remets un pied devant l'autre, grimpe sur Budakovo brdo qui gratifie d'une jolie vue et d'un carnet de passage où je laisse la trace du mien. Ça change de se retrouver sur une grosse colline aux formes douces, comme échappée de notre Massif Central.
Un chemin jaune serpente gentiment, c'est joli et facile. J’avance de façon tellement relâchée que je me laisse avoir, une seconde plus tard je suis à terre ! Dès que le chemin penche davantage, la paille séchée qui le recouvre est une patinoire ! Le genou gauche a heurté un rocher, et un bâton de marche est plié !
Penses-tu que cet incident m'aurait refroidi ? Je me rallonge d'un détour au sommet de la colline voisine, Prikinuto brdo, puis bifurque pour la contourner par l'arrière.
Ce chemin peu fréquenté est plus étroit, plus envahi, et possède davantage de toiles d'araignée que je prends dans le visage. Une fois le tracé de la Via Dinarica rejoint, je pose le sac à dos derrière un arbre et vais au sommet du Bačiç kuk. C'est raide, vire à la grimpette, voire l'escalade légère. Impressionné, j'en viens néanmoins à bout, puis redescends lentement, essayant de préserver mon genou gauche.
L'heure a tourné et il me reste une petite poignée de kilomètres. Le chemin n'est pas facile, ponctué de quelques pentes où les cailloux roulent sous les pieds, le poids du sac éprouve d'autant plus les genoux. Mon deuxième bâton me manque. Le décor devient plus vert, lové entre les flancs, déserté des êtres humains qui semblent loin. Le bivouac me tente, minimaliste, sans feu, ne laissant absolument aucune trace, je suis hésitant du fait de l'interdiction officielle de camper dans le parc.
En France le bivouac est parfois toléré là où le camping sauvage est interdit. Quelle différence demandes-tu ?
Le bivouac est plus court (tente installée juste pour la nuit), demande davantage de discrétion ainsi que d’utiliser une petite tente, il se pratique généralement à l’écart des refuges et loin des routes.
C'est la possibilité d'une mousse fraîche au refuge Ravni Dabar, plus très loin, qui me pousse à continuer. Certaines fleurs très particulières forcent l'arrêt, j'atteins néanmoins l'objectif, qui me laisse une drôle d'impression. En effet celui-ci n'est plus ouvert au public, mais six hommes sont en train de manger là joyeusement, sous l'ombre idyllique des arbres filtrant la lumière encore chaude.
Ils sont un peu stupéfaits de me voir débouler, comme sorti de nul part, arrivé d’un chemin qui ne mène à rien. L'un d'eux parle anglais et fait la traduction à celui en charge du lieu. Leur générosité fait que ni le portefeuille ni le sac à dos ne s'allègent. Je peux me servir en eau potable dans la cuisine, on me propose la soupe et le pain à volonté, et on me ressert quand je n'ose pas.
Un panonceau retrace l'histoire de ce lieu. Sa construction a débuté en 1927, puis il a servi d'école pendant une quarantaine d'années. Il y a de quoi être surpris car le bâtiment est grand par rapport à la densité humaine aujourd'hui si faible alentour. Il a ensuite été laissé vacant à partir de 1970, avant d'être réhabilité en refuge en 1986. Il semble qu’il soit néanmoins rarement ouvert au public.
Lorsque le groupe d'hommes s'en va, le refuge est fermé, je suis seul au milieu de ce rien que j'aime, libre d'utiliser une pièce sommaire pour y coucher sur un banc. Elle sert maintenant essentiellement pour y faire des barbecues semble-t-il, ça sent fort la fumée, les murs et le plafond sont noirs de suie. Il y fait chaud aussi, mais je ferme quand même la porte pour ne pas être embêté par les loirs que je vois déjà courir sur un fil entre les deux bâtiments et que j’entends sur le plafond. Me parviennent des aboiements typiques d'ongulés et le grognement de sangliers, affirmant le cadre sauvage.
Merci Zorana pour le brin de causette instructif, et la générosité des personnes croisées à Ravni Dabar.
20,7km +690m -1380m