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11 juillet

Cinq minutes après avoir émergé de ma tente, une femme amène cette fois un troupeau de moutons avec quelques chèvres. Je semble faire l'attraction de ces braves bêtes, la femme est souriante et se formalise moins que les bêtes. Je plie la tente, filtre un peu d'eau, déjeune.

Le temps est radieux, déjà chaud pensé-je un peu embêté. Le cadre est paisible et bien des oiseaux vivent leur vie à la portée de mon regard. Je vois notamment un groupe de geais qui, depuis leur arbre fétiche, font de lents vols près de l'eau. J'entends aussi des loriots, au cri si caractéristique, mais ils se cachent hélas trop bien dans les houppiers.

Arrive un moment où il faut remballer et enclencher la première. Dans le village je cherche un peu mon chemin, évitant de passer pour un touriste le nez sur le téléphone. Les gens vivent très calmement, affairés à diverses besognes, l'ambiance est prenante. Un papi veut m'escorter, la barrière linguistique m'empêche d'être certain de son intention mais la direction semble bonne. Nous croisons d'autres habitants souriants qu'il interpelle joyeusement, peut-être fier de sa trouvaille, ferais-je office d'extraterrestre ?

La destination est une petite épicerie dont je n'aurais soupçonné l'existence, quelques hommes attendent là. Le patron ouvre sa boutique exprès pour moi, malgré une panne d'électricité d'origine inconnue. Je n'avais besoin de rien, mais après les efforts qu'ils se sont donnés j'achète une canette, puis je les remercie et salue avant de rejoindre la route principale. Peut-être le papi espérait-il que je lui paie un coup à boire ?

De nouveau sur l'asphalte rectiligne, encadré des montagnes érodées, la végétation reste sèche et maigre, la terre un peu rouge, je me sens maintenant transporté dans le sud-ouest des États-Unis. Retenant la leçon de la veille, je ne tarde pas à mettre de la musique, Daughter à nouveau puis Rising Appalachia m'accompagneront ce matin. Il n'y a pas grand-chose d'autre ici que le soleil et quelques ruines.

Le paysage s'est élargi, face à la route rectiligne je force l'allure, luttant contre cette impression de ne pas avancer.
Le paysage s'est élargi, face à la route rectiligne je force l'allure, luttant contre cette impression de ne pas avancer.
La très grande majorité des bâtiments aperçus dans ce secteur sont des friches.
La très grande majorité des bâtiments aperçus dans ce secteur sont des friches.

Je passe un lieu-dit au drôle de nom se terminant par "asfalta", et effectivement le goudron s'arrête ici... La route continue en piste caillouteuse. J'avale les kilomètres, au dam de mes orteils. Le tracé finit par briser sa monotonie en contournant un bras du lac dont la couleur fait rêver. Je m'installe sur une zone herbue où une chienne vient rapidement faire connaissance. Elle s'avèrera même un peu collante et intéressée par la nourriture mais somme toute sympathique. Je pense à la rage et aux puces et reste un peu à l'écart.

Comme attendu, la Karlovaćko achetée le matin est tiède et donc infâme, je m'allège instantanément d'un demi-kilo en la vidant au sol. Une guêpe y boit et finit quelques dizaines de centimètres plus loin avachie sur le côté, l'abdomen bougeant vivement. Je culpabilise un peu. S'ensuit une brève trempette et l'heure de goûter l'expérimentation du jour.

En prévision d'un manque de gaz, il faut que je sois prêt soit à faire des feux, soit me passer de cuisson. Tentant la deuxième méthode déjà éprouvée avec certains ingrédients, j'ai mis le matin même dans un ziploc deux poignées de pâtes, un demi sachet de soupe, et couvert d'eau. La conclusion est que c'est... très peu fameux. Les pâtes sont molles mais n'ont pas un goût de pâtes cuites, la soupe n'a guère relevé le tout. La chienne se ravit du reste.

Une inspection me révèle trois doigts de pied ampoulés, c'est un poil décourageant. Je laisse passer quelques heures, puis laissant la chienne derrière moi je me remet en route, sous la chaleur, accompagné musicalement par Gorillaz. Le goudron reprend, les ruines aussi, qui arborent parfois une large peinture patriotique. Quelques maisons sont occupées et je me méfie des chiens, surveillant mes arrières. Le paysage est beau, pourtant la vie ici semble difficile. Les rangées de parpaings sont parfois un peu ondulantes, et l'extérieur des maisons rarement enduit ou peint.

Le décor se poursuit ainsi, sur cette route monotone où très peu de véhicules circulent. Je n'essaie même pas de faire du stop, ayant déjà pris un train et un bus la veille. Pourtant, arrivé sur une butte où la vue se dégage, je m'arrête pour laisser passer la voiture qui approche et capturer un panorama, mais elle stoppe à mon niveau.

Deux hommes sont à son bord, qui m'interrogent d'abord en croate, suivi d'un bref échange en anglais limité.
 - "Where you go ?"
 - "This direction, to Bosnia !"
 - "Get in !".

Loin de faire ma tête de mule comme Bernard Ollivier sur la route de la soie, ou un duo de Poussin sur les pistes africaines, je fourgue mon sac à l'arrière de l'utilitaire déjà bien rempli, puis partage le siège passager avec Kennedi (aucune idée de l'orthographe précise, désolé l'ami), qui me propose rapidement de me faire un sandwich en piochant dans les tranches de pain, de lard gras, de fromage et d'oignon frais posés sur le tableau de bord. Le rakija est également au menu… La voiture émet en continu une alerte sonore, j'espère que ce n'est que la ceinture que nous ne pouvons partager à deux.

Chouette coin pour une baignade suivie d'un pique-nique.
Chouette coin pour une baignade suivie d'un pique-nique.

La vitesse, les distances de sécurité, les tentatives de dépassement osées me font me cramponner. Néanmoins nous arrivons sains à Rumin, où nous descendons une bière fraîche près de la Cetina, l'occasion de faire un peu plus connaissance, évidemment il n'a pas été question que je paie.

Les deux amis n'ont pas grand-chose à voir. Dragan impose par sa carrure, ses expressions, sa barbe taillée et ses vêtements propres, sa présentation est incomparable à celle de Kennedi, dont le t-shirt est généreusement troué, le pantalon treillis un peu court, la barbe folle, le regard et l'expression plus incertains. Drôle de duo, mais en terme de gentillesse impossible de les départager.

Nous reprenons la route jusqu'à Grab et stoppons dans une petite cour ombragée au milieu de laquelle émerge un cours d'eau calme et limpide. Pour m'en faire la démonstration, le meunier actionne le mécanisme de son moulin qui permet de transformer le blé en farine. Expérience aussi brève qu'intéressante.

Dragan s'assure ensuite que je vois bien où reprendre mon chemin, me donne son numéro de téléphone en précisant que si j'ai besoin d'aide il a des contacts du côté de Mostar. Quant à Kennedi il me donne le reste de lard, fromage, oignon frais, "You need to eat!" insiste-t-il l'air concerné, et ¼ de litre de rakija en précisant "but don't drink too much, it's strong!". Dragan refuse que je les remercie en kunas, générosité à laquelle les croates m'ont habitué.

Alors qu'ils repartent, j'endosse mon sac, reprends la route, et c'est bien de route qu'il s'agit, encore de l'asphalte... six kilomètres avant de m'installer dans un pré isolé non loin de quelques habitations, où une fête semble avoir lieu. C'est allé très vite ces deux derniers jours, trop vite. À pied, en train, en bus, en voiture, me voici 162 kilomètres plus loin sur la Via Dinarica. Le décor et l'ambiance ont beaucoup changé, je suis proche de la frontière avec la Bosnie-Herzégovine.

Légèrement déboussolé, j'apprécie d'entendre les cris et chants joyeux au loin qui me permettent de me recentrer sereinement. Par magie la fête s'arrête à 21h30, l'heure où je me couche. J'entends les voitures démarrer, puis la nuit imposer son calme.

Bivouac au calme sur un matelas d'herbe moelleux.
Bivouac au calme sur un matelas d'herbe moelleux.

Merci Dragan et Kennedi !

Total (à pied) : 24,7km +461m -201m