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12 juillet

Les affaires pliées, je puise de l'eau dans le réservoir au carrefour proche. Elle est jaune et sent la chaussette. Y a-t-il une bestiole morte là-dedans ? Alors que j'ai installé le filtre et patiente, un homme est sorti de sa maison avec son café à la main. Il n'a pas l'air très commode et appuie son incompréhension de me voir là en montrant les paumes au ciel.

 - "Dobar dan. Do you speak english?", tenté-je.
 - "Né"
 - "Italiano ?"
 - "Né"

Jusqu’à présent, je me sentais “quiche” en langage gestuel, mais il est agréable de se surprendre.. "Via Dinarica" dis-je, doigts qui miment la marche, "All the Velebit, now Bosnia", main qui montre la direction puis doigts qui marchent. Il me fait comprendre que l'eau n'est pas du tout buvable, alors je lui montre que je la filtre. Le tracé ne doit pas lui parler mais il a l'air d'imaginer le genre de périple. À court de remarque, il lève le pouce, fait une moue de la bouche qui montre qu'il est plutôt impressionné, et continue son chemin.

De même je finis par reprendre le mien. L'eau une fois filtrée n'a aucun goût particulier et je n'en ressentirai aucune gêne. Mon filtre céramique à gravité est encombrant mais j’adore son efficacité, par le passé il m’est même arrivé de boire l’eau trouble de mares à sangliers. Dans le pire des cas il reste un goût de vase mais l'eau est saine.

Le chemin est long et monotone, alternant asphalte et cailloux régulièrement sans raison apparente. Personne n'y circule. À droite à gauche ce ne sont qu'arbrisseaux impénétrables. Le tracé traverse Ljut, un petit hameau qui a du charme.

Plus tard, en ouvrant le capot d'une petite benne pour me débarrasser de mes poubelles, je suis surpris de trouver une paire de semelle de chaussures de randonnée neuves ! Un randonneur est passé par là récemment ! Un pèlerin ou un.e “Via Dinariciste” ? Je poursuis ma route, fais une pause à l'ombre lors de laquelle je remarque deux mantes religieuses, l'une parfaitement immobile alors que l'autre cavale sur mon sac.

Marcher sur du goudron, un calvaire pour qui a le goût de l'aventure.
Marcher sur du goudron, un calvaire pour qui a le goût de l'aventure.
En parlant d'aventure, cette superbe mante religieuse n'a pas perdu son temps pour explorer mes affaires
En parlant d'aventure, cette superbe mante religieuse n'a pas perdu son temps pour explorer mes affaires

Je passe sous d’énormes éoliennes de marque allemande. La frontière bosnienne est à moins de 10 kilomètres, mais c'est en chemin à Kamensko que la présence d'un restaurant me donne quelques ailes. Malgré la nappe mise sur bien des tables, ils ne servent hélas pas de nourriture, peut-être est-ce seulement le soir. Ne me laissant pas abattre, seul en terrasse je profite d'une pinte bien fraîche, puis repars, décidé plus que jamais à arpenter un nouveau pays.

Sur le papier, je franchis la frontière via un chemin, entre deux routes, cela parait facile. En réalité, quelques instants plus tard le chemin rejoins la route, et arrive au poste de douane. Me voici debout, à pied, face à la barrière, mon véhicule est aussi inhabituel que naturel, ça fait un drôle d'effet. Le douanier n'est pas étonné pour autant, il me questionne sur d'où je viens, où je vais. La Via Dinarica ne lui est pas étrangère. Après avoir gratifié mon passeport d’un tampon, il me le rend et je continue sur la route, longeant le panneau indiquant les différentes limites de vitesse du pays, mais je pense avoir de la marge avant l'excès de vitesse.

Après les pieds et le dos, ma cuisse droite m’envoie maintenant un signal désagréable. Je m’écarte sur un petit chemin, y cache mon sac derrière quelques arbres, et fais un détour à la supérette 500 mètres plus loin. Je n'ai pas besoin de grand-chose, du pain notamment, ça ne m’empêche pas de ressortir avec une très satisfaisante glace au chocolat. Plus tard je traverse un premier hameau, guettant de près les différences avec la Croatie. Une frontière est une ligne nette et précise sur une carte, mais je sais que la réalité est davantage de l'ordre du dégradé, doux comme de l'aquarelle, et ce d'autant plus qu'il s'agissait d'un seul pays 30 ans plus tôt.

Plein les yeux en arrivant en Bosnie-Herzégovine
Plein les yeux en arrivant en Bosnie-Herzégovine

À la première station service, je m'arrête pour trouver du gaz et acheter une carte SIM. La jeune femme qui me sert possède un sourire et des yeux encore plus ravageurs que la bora. En stock il n'y a encore que ces cartouches lisses, mais il y a également un réchaud compatible. La cartouche se loge dans une chambre en plastique, en vissant le couvercle (en plastique lui aussi) la cartouche se voit tout simplement perforée. En plus d'inspirer moyennement confiance, le tout est volumineux. En désespoir de cause, je les prends quand même. Quant à la carte SIM, c'est assez compliqué et il me faut à plusieurs reprises demander un coup de main. En théorie il suffit de :

  • passer un premier coup de fil pour l'activer, peu importe à qui
  • puis saisir divers codes (afin de naviguer à la manière d'un serveur vocal) pour sélectionner ce que l'on veut faire du crédit
  • enfin envoyer un sms pour activer internet

Ces emplettes faites, je m'engage pour la dernière ligne droite de la journée. Déterminé je vise le bord du lac artificiel Busko, difficile de résister à une soirée paisible au bord de l’eau . Les douleurs sont diverses et je n'ai plus qu'une envie, me débarrasser de mon barda, m'allonger sur le dos et ne plus bouger...

Carsten

Deux kilomètres plus loin, à Gale, quelqu'un m'interpelle et accourt. Il s'appelle Carsten, un quarantenaire allemand parti de l'extrémité nord du parcours. Le premier “Via Dinariciste” que je croise ! Il est pressé de discuter et m'incite à rapidement déposer mon sac et boire quelque chose.

Le sympathique Ante, papa du propriétaire de la maison devant laquelle nous nous trouvons, m'amène de l'eau fraîche bienvenue. Carsten s'est un peu étalé, occupé à essayer de réparer son matelas gonflable. C'est intéressant d'échanger avec quelqu'un qui a vécu la même expérience pendant plusieurs semaines, nombreux sont alors les sujets à évoquer : sections préférées, rencontres, refuges, poids du sac et matériel, difficultés d'approvisionnement en eau, nourriture, et gaz… Je lui montre le réchaud que je viens d'acheter, qu'il me déconseille d'utiliser, évoquant des accidents. Il partage alors son astuce qui consiste, via un embout trouvable sur internet, à remplir sa cartouche de gaz à l’aide de recharges pour briquets.

Ma cartouche presque vide est placée dans le congélateur de la maison, certains détails techniques m'échappent sur le moment, en pratique c’est pour en diminuer davantage la pression. Pendant ce temps, je me coltine un aller-retour de quatre kilomètres à la station essence, heureusement moins pénible sans le lourd sac à dos. J'y rends la cartouche et le réchaud neufs, achète des recharges pour briquet, et récupère même un peu d'argent. À mon retour, Carsten nous fait la démonstration de sa technique, et voilà ma cartouche de gaz remplie. Une belle épine ôtée du pied ! Nous nous accordons pour bivouaquer ensemble près du lac et je le laisse retourner à son matelas.

Sur place difficile de trouver autre chose que ces réchauds et ces cartouches
Sur place difficile de trouver autre chose que ces réchauds et ces cartouches
Voici la fameuse petite pièce permettant de remplir une cartouche de gaz à l'aide de recharges pour briquets.
Voici la fameuse petite pièce permettant de remplir une cartouche de gaz à l'aide de recharges pour briquets.

J'atteins une belle table de pique-nique surmontée d'un toit, mais la plage que je vois m'appelle bien plus fort. J'y pose mon sac en vue afin que Carsten me rejoigne s'il le souhaite, puis reste bouche bée devant ce morceau de paradis. La plage est quasi déserte, de nombreux arbrisseaux l'ont un peu envahi, lui donnant un aspect naturel et ajoutant de l'intimité au lieu. L'eau est quasi plate, son clapotis faible, et quelle vue sur les montagnes !

J'y passe une heure très agréable, trempant mes pieds, massant ma cuisse, m'allongeant sur le dos sur le sable. Je guette de temps en temps si je vois Carsten à la table de pique-nique, où je finis par retourner. Il y est en réalité depuis une heure, a fini de manger et s'apprête à installer sa tente, il croyait que j'avais continué mon chemin.

Nous passons quand même un bon moment à discuter, évoquant autant d'aspects techniques que d'anecdotes. Il a notamment eu la visite de la police un soir alors qu'il campait près d'un village, la totalité de ses affaires ayant été fouillée. Mon réchaud réagit bizarrement, il faut constamment augmenter le flux. Cela inquiète Carsten particulièrement. Il m’explique à nouveau différents détails à propos de butane et de propane, examine mon réchaud, et maintient que j'ai là un problème.

En pratique l'eau chauffe, et je me régale d'un mélange savoureux composé d'un demi sachet de soupe, de pâtes, de flocons de pois cassés, et du reste de lard et de fromage que Kennedi m'avait donnés ! Le poids de la cartouche n'a pas l'air d'avoir diminué. Mon dos et cette nouvelle douleur à la cuisse m'inquiètent bien davantage. Avant de nous souhaiter bonne nuit, je monte ma tente, il a beau être MUL (Marcheur Ultra Léger), la compacité de mon toit pique son intérêt.

Avec un cadre pareil, il serait inhumain de résister à une longue pause.
Avec un cadre pareil, il serait inhumain de résister à une longue pause.

Merci Carsten de m'avoir appris l'astuce pour recharger une cartouche de gaz et de m'en avoir fait la démonstration.

28,3km +785m -530m